Dans son prochain ouvrage, à paraître mercredi 18 septembre et auquel « Libération » a eu accès, le journaliste révèle une proximité gênante entre l’ancienne ministre de tutelle des crèches privées et la lobbyiste en chef du secteur. Aurore Bergé dément.
Qui se souvient qu’Aurore Bergé fut ministre des Solidarités et des Familles ? Pas grand monde, certainement. Il faut dire que la députée n’a occupé ce poste qu’en coup de vent, six petits mois à peine, de juillet 2023 à janvier 2024. Mais six mois importants. C’est en effet à cette période que sont sortis, quasi simultanément, deux livres d’enquête sur le secteur des crèches privées lucratives, dont elle avait la tutelle, qui laissaient planer, avant leur parution, la menace d’un « Orpea » de la petite enfance. Finalement, il n’en fut rien.
Outre que les informations des livres n’étaient pas de la teneur des Fossoyeurs et qu’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales avait déjà révélé de multiples maltraitances dans les crèches quelques mois plus tôt, Aurore Bergé aurait contribué à éteindre l’incendie. Selon les dernières révélations de Victor Castanet dans les Ogres, son livre consacré aux crèches privées et surtout au groupe People & Baby, qui paraît ce mercredi, l’ancienne ministre entretenait des relations étonnamment étroites avec Elsa Hervy, déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèche (FFEC), autrement dit la lobbyiste en chef des crèches marchandes. Au point, assure le journaliste, d’avoir établi avec elle un pacte de non-agression et d’avoir cogéré la crise qui menaçait.
« Je comprends qu’elles communiquent sur Telegram, raconte un ex-collaborateur d’Aurore Bergé dans le livre. Et qu’elles s’accordent à propos de la manière de gérer la sortie des bouquins, sur le séquençage même des interventions de chacune. Aurore dit à Elsa comment se préparer. Et inversement. Vous imaginez la situation ? On se retrouve avec une ministre qui nous parle mal, voire ne nous parle pas du tout, et qui, dans le même temps, discute de manière étroite avec la lobbyiste du secteur qu’on est censés encadrer… »
####« Autre côté du miroir » Victor Castanet révèle également un SMS d’Elsa Hervy à un membre du cabinet d’Aurore Bergé : « C’est la ministre qui m’a dit qu’elle sortait jeudi matin [sur BFM TV, ndlr] et que ce serait pertinent qu’on préempte les occupations de plateaux ensuite. Donc j’obéis ! (Oui, ça te change !) » Bergé se serait vantée, par mail auprès de membres de son cabinet, de voir en Elsa Hervy « une copine », qui « sera très aidante ». Elsa Hervy aurait en outre œuvré au départ du précédent ministre des Familles, Jean-Christophe Combe.
« M^(me) Bergé connaissait M^(me) Hervy du temps de l’UMP, quand elle était responsable jeunes, réagit auprès de Libé l’entourage d’Aurore Bergé, qui n’a pas eu accès au livre et rebondit sur ce que nous lui exposons. Ensuite, elles se sont perdues de vue pendant quinze ans. Elles ont rééchangé quand madame Bergé est devenue ministre, uniquement dans un cadre professionnel. Elles n’ont même jamais pris un café ensemble. Ce sont des considérations complètement loufoques et fantasques. » Également contactée, Elsa Hervy répond qu’elle n’a pas eu le livre, n’a pas été en contact avec Victor Castanet et n’a « pas l’habitude de [s]’exprimer sur des propos rapportés ».
Autre attelage surprenant : Aurore Bergé a pris en août 2023 comme cheffe de cabinet Céline Montaner-Blancho, jusqu’alors directrice chez Taddeo, un cabinet de conseil en communication notamment missionné par les Petits Chaperons rouges, un des quatre géants des crèches privées. « Au moment où elle était encore en poste, son employeur se préparait à parer à la crise médiatique qui risquait d’éclabousser le secteur des crèches privées. La communicante s’est ensuite retrouvée de l’autre côté du miroir, en rejoignant la ministre qui allait gérer cette crise », résume Victor Castanet. « Chez Taddeo, Céline Montaner n’avait pas en gestion le dossier des Petits Chaperons rouges. Elle ne l’a jamais eu. Ça a été dit à M. Castanet, que nous avons reçu en entretien pendant une heure et demie. C’est de la diffamation pure », s’étrangle l’entourage d’Aurore Bergé.
Sur le fond de la stratégie, Bergé, qui fut elle-même communicante, aurait demandé aux géants des crèches privées de la jouer collectif, en reconnaissant des problèmes et sans « entrer dans la stratégie du mouton noir » en pointant People & Baby, dont le patron entretient de très mauvaises relations avec ses concurrents. Ce qui fut fait. Elsa Hervy se serait également gardée de taper sur une éventuelle inaction ou défaillance du gouvernement, s’en tenant à brocarder les régions et la Cour des comptes.
La ministre, elle, se serait retrouvée à distiller dans les médias un discours reprenant les éléments de langage envoyés par la FFEC à son cabinet, selon un document obtenu par Victor Castanet, éléments de langage qui consistaient notamment à dire que la crise traverse tout le secteur des crèches et n’a rien à voir avec ce qui s’est passé dans les Ehpad.
«C’est nous [ses conseillers] qui définissons une position et ce n’est pas en fonction de telle ou telle note qui est envoyée, pour faire plaisir à telle ou telle personne, balaie auprès de Libé l’entourage d’Aurore Bergé. Si la ministre avait soi-disant une proximité avec le secteur de la petite enfance privée, elle ne les aurait pas trop aidés, parce que c’est quand même elle qui a changé la loi pour rendre plus coercitifs les contrôles des grands groupes. » Pour montrer qu’elle prenait le sujet à bras-le-corps, Aurore Bergé a annoncé le 10 septembre 2023 qu’elle allait convoquer les quatre grands groupes de crèches privées lucratives. Or, selon un salarié de l’agence de communication Image 7, chargée de défendre le groupe la Maison bleue, « la convocation, c’est une vraie fausse convocation. On nous a dit de ne pas stresser, que l’État savait très bien qu’il avait besoin du privé, qu’il fallait bien que la ministre réagisse à la suite de la publication des bouquins et de l’écho médiatique, mais qu’il n’y aurait pas de suite, pas de sanctions à attendre. Tout ça, c’est histoire de faire un peu de cinéma ». « Ce n’était absolument pas une réunion fictive, les dirigeants n’en menaient pas large », rétorque l’entourage de l’ex-ministre.
####Commission affaiblie Dernier étage de la fusée Bergé : la commission d’enquête parlementaire sur les crèches privées, réclamée par LFI. Selon Victor Castanet, elle s’est mobilisée « afin que cette commission ne puisse pas voir le jour », défendant plutôt la création d’une simple mission flash sur la petite enfance. « C’est factuellement faux, assure son entourage. Elle avait dit que ça paraissait logique de partir sur une mission flash, comme l’avait demandé la présidente de la délégation aux droits de l’enfant, mais que si l’Assemblée voulait une commission d’enquête, elle n’allait pas l’empêcher. » La commission d’enquête verra finalement le jour, mais pas telle que calibrée initiallement : ne seront plus concernées les crèches marchandes uniquement, mais toutes les crèches, et deux députés qui avaient voté contre la création de la commission s’en retrouveront président (le LR Thibault Bazin) et rapporteuse (la Renaissance Sarah Tanzilli). Selon Victor Castanet, c’est Elsa Hervy qui aurait réussi à faire élargir le cadre de la commission d’enquête « par l’entremise du député LR Thibault Bazin (très à l’écoute de la fédération) ». Quant à Bergé, « bien sûr qu’[elle] est intervenue », assure son ancien collaborateur, interrogé par Victor Castanet, qui précise que l’intéressée « conteste vigoureusement » l’accusation d’ingérence. La commission d’enquête parlementaire accouchera d’un rapport sans grand intérêt.
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