Le ballon jaune et vert s’élève progressivement dans le ciel, tiré par un fil vertical invisible.
Nour pédale sur un vieux vélo sans roue avant, en contemplant le point aux couleurs de moins en moins distinctes. Au lieu d'assister au départ sur la place avec tout le monde, elle préférait venir se dépenser à l'écart. En profiter pour charger la batterie de ce vieil ordi déjà réparé une dizaine de fois, qui ne tient jamais plus d’une demi-heure sans source de courant extérieure.
Depuis la rangée de vélos générateurs installés à côté d'une salle polyvalente, entre les bacs de plantes à fruits comestibles, Nour n’a pas besoin de lever la tête pour voir l’ombre s’éloigner au-dessus du village. C'est une voix triomphante qui la sort de ses pensées :
— Un jour on pourra recevoir des colis en montgolfière !
Léo est arrivé par l'ancien champ. Il s'appuie contre un tonneau à roulettes rempli de tiges en fleurs, qu’on déplace au gré des cultures de saison pour créer des associations végétales en symbiose.
Celle qui pédale déjà depuis dix minutes tempère cet enthousiasme aérien :
— C’est pas une montgolfière, c’est un dirigeable.
— Mon père dit qu’avant, tu pouvais te faire livrer des trucs dans la journée !
Léo finit de s'extasier et vient s’asseoir sur un des sièges à pédales libres. Le ballon disparaît complètement derrière un nuage. C’était bien la première fois depuis des années qu’un engin volant venait se poser sur la commune. Grâce à des techniques de pointe en biocombustion, la liaison entre les agglomérations du plateau et celles d’ici-bas pourraient être considérablement facilitées. Au village, forcément, tout le monde ne parle que de ça en tirant des lignes imaginaires qui raccourcissent les routes escarpées de la région.
— Ouais mais avant les gens étaient grave malheureux aussi.
Nour a pris un air très sérieux pour énoncer ce jugement définitif. Léo hésite, puis renonce à surenchérir. En arrivant il n'avait pas très envie de pédaler, mais fait l'effort de s'y mettre quand même, paresseusement. Parce qu'à deux, ça va plus vite, et qu'on fait toujours les choses pénibles à plusieurs. La station de charge se met à clignoter avec enthousiasme.
Bercée par le bourdonnement des dynamos, Nour rumine en silence. Elle finit par lâcher ce qui l’empoisonne :
— Ça tombe toujours au mauvais moment les rationnements d'électricité ici.
Son nouveau voisin de guidon prend les choses moins à cœur :
— T’avais pas trouvé une batterie de rechange ?
Facile pour lui de rester détaché. Il n'a pas un correspondant à trois cent kilomètres qui se connecte trop rarement.
— J’attends toujours de la recevoir... Je devais chatter avec Boris ce soir !
Léo lache les mains de son guidon pour mieux papoter, sans relâcher complètement le mouvement :
— Il n'y a pas de matériel à emprunter à la bibli ?
— Plus d'ordis, et le seul smartphone en état est déjà pris.
Il bascule la tête en arrière avec nonchalance :
— T'imagines qu'avant, les gens ne faisaient même pas l'effort de changer les pièces ou de se prêter du matériel, parce qu'il fallait tout acheter le plus neuf possible !
— C'était vraiment une époque de cramés.
Sur l'esplanade du village, après l’envol du ballon à air chaud, c'est le re-paillage de la butte de pommes de terre qui accapare toute l’attention. Un vent fort a soufflé dans la nuit. Les plants les plus frêles se sont couchés sous les bourrasques. Des volontaires attentionné⋅es restent sur les lieux pour soigner la parcelle qui s’étend sur les anciennes places de parking, à quelques mètres de la route départementale entravée de chicanes débordant de courges et potimarrons.
Nour et Léo font le chemin ensemble vers la ruelle qui monte aux maisons en pierre du vieux-village.
— Tu es inscrite sur des tâches cet après-midi ou tu glandes ?
— Je vais donner un petit coup de main sur les nouvelles éoliennes.
— Moi j'hésite, j'ai de la lecture à rattraper... Et ton corres' alors, il raconte quoi ?
Nour est stoppée net dans sa progression à cause de l'excitation :
— J'ai mille questions à lui poser ! En ville tu peux rencontrer des inconnu⋅es et te faire des ami⋅es en allant au cinéma-surprise, ou au kiosque à fanzines...
De l'autre côté de la place, un éclat sonore métallique rebondit sur les façades de la grand’rue. Un étrange vélo s’achemine lentement, surmonté d’un cône porte-voix répétant cet appel : « ...Besoin de quatre personnes sur le site des piles ! »
Une maison de village s’ouvre, un couple se présente. Quelques rires, l'annonceur leur désigne la sortie ouest, où un champ complètement stérile à cause des pesticides a été transformé en puits organique de stockage d’électricité enterré. Les deux silhouettes décidées enfourchent leurs vélos posés contre le mur, et s’éloignent tranquillement, tandis que la plateforme mobile propulsée par une unique paire de jambes s’en va continuer sa proclamation dans les petites rues.
Nour et Léo n'ont pas encore bifurqué dans un passage en pierres blanches plus étroit, quand de nouvelles exclamations fusent soudain sur la place. « Le courrier ! »
Un vélo cargo s’immobilise à quelques mètres de la butte paillée, avec ses promesses habituelles. Celui-ci s’occupe des colis vitaux et de la correspondance entre villages. Un des tricycles à batteries électriques collectivisés pour les acheminements moyenne distance, chevauché par Driss, l’ancien professeur de sciences économiques. Dans sa chemise à fleurs, avec ses lunettes de soleil, un peu essoufflé et suant parce qu'il pédale toujours malgré l’assistance électrique, le préposé des Postes Autogérées lève aussitôt la main pour interpeller les jeunes qu'il aperçoit au bout de la rue.
Nour, à distance, écarquille les yeux.
Quasiment trois semaines qu'une inconnue sur les serveurs d'entraide lui avait promis de trouver une batterie d'ordinateur en bon état dans les stocks de désassemblage. Lorsqu'elle entend le cycliste en chemise prononcer distinctement, dans sa direction « Colis pour toi ! », cette phrase qu'elle avait fini par ne plus espérer, c'est son ami Léo qui réagit avec le plus d'excitation en lui attrapant le bras :
— Tu crois que c'est ta batterie ?